15.

 

« Peu m’importe si vous gagnez ou perdez, du moment que vous gagnez. »

Vince LOMBARDI

Ex-entraîneur des Green Bay Packers

 

Le petit jour se faufila dans un monde de brouillard silencieux. Garraty marchait de nouveau tout seul. Il ne savait même pas combien de marcheurs avaient été éliminés pendant la nuit. Cinq, peut-être. Ses pieds avaient la migraine. Il avait mal aux fesses. Sa colonne vertébrale était une lame glacée. Mais ses pieds avaient la migraine, le sang s’y coagulait, les gonflait et transformait les veines en spaghettis al dente.

Et il y avait toujours cette surexcitation qui se tortillait dans son ventre ; ils n’étaient plus qu’à vingt kilomètres de Freeport. À présent, ils traversaient Porterville et même si la foule les voyait à peine dans le brouillard épais, elle psalmodiait son nom en cadence depuis Lewiston. C’était comme la pulsation d’un cœur géant.

Freeport et Jan, pensa-t-il.

— Garraty ?

La voix était familière mais morne. Celle de McVries. Sa figure était un crâne velu. Ses yeux étincelaient d’un éclat fiévreux.

— Bonjour, dit-il. Nous vivons pour lutter encore une journée.

— Ouais. Y en a combien qui se sont plantés cette nuit ?

— Six.

McVries tira de sa ceinture un bocal de pâte de bacon et en fourra dans sa bouche avec les doigts.

Ses mains tremblaient sérieusement.

— Six depuis Barkovitch, dit-il et il remit le bocal en place avec des gestes de vieillard paralytique. Pearson s’est fait avoir.

— Sans blague ?

— Nous ne sommes plus beaucoup, Garraty. Seulement vingt-six.

— Non, ça ne fait pas beaucoup…

En marchant dans le brouillard, on avait l’impression d’avancer dans des nuages de poussière impalpables.

— Et il ne reste pas beaucoup d’entre nous non plus, Garraty. Les Mousquetaires. Toi et moi, et puis Baker, Abraham, Collie Parker. Et Stebbins. Si tu veux le compter. Pourquoi pas ? Hein, pourquoi pas, merde ? Comptons Stebbins. Six Mousquetaires et vingt hallebardiers.

— Tu crois toujours que je vais gagner ?

— Est-ce qu’il y a toujours autant de brouillard par ici, au printemps ?

— Qu’est-ce que ça veut dire, ça ?

— Non, je ne crois pas que tu gagneras. Ce sera Stebbins, Ray. Rien ne peut l’user, il est comme les diamants. Il paraît que Vegas le donne à neuf contre un, maintenant que Scramm n’est plus dans le coup. Merde, il a exactement la même allure à présent qu’au départ.

Garraty hocha la tête, comme s’il s’y attendait. Il trouva sur lui un tube de concentré de bœuf et se mit à manger. Il aurait donné cher pour un peu du hamburger cru de McVries, disparu depuis longtemps.

McVries renifla un peu et s’essuya le nez avec la main.

— Ça ne te fait pas drôle ? De revenir sur ton territoire après tout ça ?

Garraty sentit le petit ver de surexcitation se tortiller et se retourner.

— Non, répondit-il. Ça me paraît la chose la plus naturelle du monde.

Ils descendirent une longue pente et McVries leva les yeux vers la blancheur du néant.

— Le brouillard s’épaissit.

— Ce n’est pas du brouillard, dit Garraty. C’est de la pluie, à présent.

La pluie tombait doucement comme si elle n’avait aucune intention de s’arrêter, pas avant longtemps.

— Où est Baker ?

— Par là-derrière, quelque part, répondit McVries.

Sans un mot – les mots n’étaient presque plus nécessaires –, Garraty se laissa un peu distancer. La route les amena de part et d’autre d’un refuge de piétons, devant le Centre récréatif de Porterville avec ses cinq pistes de bowling, et devant un bâtiment noir des Ventes du Gouvernement avec un grand panneau dans la vitrine : MAI EST LE MOIS DE CONFIRMATION DE VOTRE SEXE.

Garraty manqua Baker dans la brume mais se retrouva à côté de Stebbins. Dur comme des diamants, disait McVries. Mais ce diamant-là avait quelques petits défauts. Ils marchaient maintenant parallèlement à la large Androscoggin, une rivière polluée à mort. Sur l’autre rive, la Porterville Weaving Company, une usine de textile, dressait ses tourelles dans le brouillard comme un château fort crasseux.

Stebbins ne leva pas les yeux mais Garraty savait que Stebbins savait qu’il était là. Il ne dit rien, bêtement résolu à ce que Stebbins prononce le premier mot. La route faisait un nouveau coude. Pendant un moment elle disparut alors qu’ils passaient le pont enjambant l’Androscoggin. Au-dessous d’eux, l’eau coulait paresseusement, maussade et saumâtre, décorée d’écume jaunâtre.

— Eh bien ?

— Économise ton souffle une minute, dit Garraty. Tu vas en avoir besoin.

Ils arrivèrent à l’extrémité du pont et la foule réapparut comme ils tournaient à gauche pour gravir Brickyard Hill. La côte était longue, abrupte, aux virages relevés. La rivière s’éloignait à leurs pieds, sur la gauche, et sur leur droite il y avait une paroi presque perpendiculaire. Mais des spectateurs s’y agrippaient, accrochés aux arbres, aux buissons, les uns aux autres, en psalmodiant le nom de Garraty. Une fois, il avait flirté avec une fille qui habitait Brickyard Hill, qui s’appelait Carolyn. Elle était mariée, à présent, elle avait un gosse. Elle l’aurait bien laissé faire, mais il était jeune et plutôt niais.

Devant eux, Parker, hors d’haleine, chuchotait des jurons étouffés qui se perdaient dans le bruit de la foule. La jambe de Garraty frémit et menaça de se changer en gélatine mais c’était la dernière grande côte avant Freeport. Après, ça n’aurait plus d’importance. S’il se plantait, il se planterait. Finalement, ils arrivèrent en haut et Stebbins, haletant à peine, répéta :

— Eh bien ?

Les fusils tonnèrent. Un garçon nommé Charlie Field tira sa révérence à la Marche.

— Eh bien rien, dit Garraty. Je cherchais Baker et c’est toi que j’ai trouvé. McVries dit que tu vas gagner.

— McVries est un imbécile, dit paisiblement Stebbins. Tu crois vraiment que tu verras ta môme, Garraty ? Parmi tous ces gens ?

— Elle sera au premier rang. Elle a un laissez-passer.

— Les flics seront trop occupés à repousser tout le monde pour la laisser se glisser au premier rang.

— Ce n’est pas vrai ! protesta Garraty, très vivement parce que Stebbins venait d’exprimer sa propre crainte. Pourquoi est-ce que tu dis des trucs comme ça ?

— Et d’abord, c’est surtout ta mère que tu veux voir.

Garraty eut un mouvement de recul.

— Quoi ?

— Est-ce que tu ne vas pas l’épouser quand tu seras grand ? C’est ce que veulent tous les petits garçons, Garraty.

— T’es dingue.

— Vraiment ?

— Oui !

— Pourquoi penses-tu que tu mérites de gagner, Garraty ? Tu as une intelligence de seconde classe, tu es un spécimen physique de seconde classe et tu as probablement une libido de seconde classe. Je parierais mon chien et le pouce que tu ne l’as jamais sautée, cette môme dont tu parles.

— Ferme ta sale gueule !

— Puceau, hein ? Et peut-être un peu pédé sur les bords ? N’aie pas peur. Tu peux te confier à papa Stebbins.

— Je t’userai même si je dois marcher jusqu’en Virginie, espèce de salopard !

Garraty tremblait de rage. Il ne se souvenait pas d’avoir jamais été aussi furieux.

— Mais oui, mais oui, je comprends, dit Stebbins sur un ton indulgent.

— Putain de ta mère ! Espèce de…

— Tu vois, ça c’est un mot intéressant. Qu’est-ce qui t’a fait employer cette expression-là ?

Pendant une seconde, Garraty ne sut pas s’il allait se jeter sur Stebbins ou s’évanouir de colère mais il ne fit ni l’un ni l’autre et répéta :

— Même si je dois marcher jusqu’en Virginie ! Jusqu’en Virginie !

Stebbins se haussa sur la pointe des pieds et sourit d’un air endormi.

— Je me sens capable de marcher jusqu’en Floride, Garraty.

Garraty s’écarta d’un bond, s’élança à la recherche de Baker et sentit sa rage fondre pour se résoudre en une espèce de honte. Stebbins le prenait pour un jobard. Il se dit qu’il l’était probablement.

Baker marchait à côté d’un garçon que Garraty ne connaissait pas. Il baissait la tête et ses lèvres remuaient doucement.

— Hé, Baker !

Baker sursauta puis il parut se secouer tout entier, comme un chien.

— Garraty… Toi.

— Ouais, c’est moi.

— Je rêvais… un rêve vachement réaliste. Quelle heure ?

Garraty vérifia.

— Presque 6 h 40.

— Il va pleuvoir toute la journée, d’après toi ?

— Je… Ah ! s’écria Garraty en trébuchant, soudain déséquilibré. Mon con de talon qui s’est détaché.

— Débarrasse-toi des deux, conseilla Baker. Les clous vont finir par traverser. Et c’est plus dur quand on est à cloche-pied.

Garraty envoya valser d’une ruade une de ses chaussures et elle alla retomber en tournoyant à la lisière de la foule, où elle resta un moment comme un petit chien blessé. Des mains se tendirent avidement. L’une la saisit, une autre l’arracha et il y eut une brève mais violente bagarre pour la chaussure. L’autre ne voulait pas se laisser ôter d’une ruade ; le pied était enflé. Il s’accroupit, reçut un avertissement, mais délaça la chaussure et l’enleva. Il envisagea de la lancer à la foule mais se ravisa et la laissa simplement sur la chaussée. Une grande vague de détresse irrationnelle déferla sur lui et il pensa : J’ai perdu mes souliers. J’ai perdu mes souliers.

Le revêtement était froid sous ses pieds. Ses chaussettes en lambeaux furent vite trempées. Ses deux pieds avaient un drôle d’aspect, bizarrement pataud. La détresse de Garraty se changea en pitié pour ses pieds. Il rattrapa vite Baker, qui marchait aussi sans chaussures.

— Je suis à peu près complètement crevé, dit Baker avec simplicité.

— Nous le sommes tous.

— Je me rappelle toutes les choses agréables qui me sont arrivées dans ma vie. La première fois que j’ai emmené danser une fille, y avait un gros ivrogne qui cherchait toujours à me la prendre et j’ai fini par le faire sortir dehors et je lui ai fait sa fête. J’y suis seulement arrivé parce qu’il était vraiment bourré. Et la fille, elle m’a regardé comme si j’étais ce qu’il y avait de plus épatant depuis le moteur à combustion interne. Mon premier vélo. La première fois que j’ai lu The Woman in White de Wilkie Collins… ça, c’est mon livre préféré, Garraty, si jamais on te le demande. Assis à moitié endormi au bord d’un ruisseau avec une canne à pêche ou des balances à attraper des écrevisses par milliers. Endormi dans l’herbe du jardin avec un album de Popeye sur ma figure. Je pense à tout ça, Garraty. Depuis un petit moment seulement. Comme si j’étais vieux et que je devenais sénile.

La pluie matinale tombait, avec des reflets d’argent, autour d’eux. Même la foule semblait plus discrète, plus distante. On revoyait des visages, assez flous, comme des figures derrière des carreaux mouillés. C’étaient des visages pâles, aux yeux foncés à la mine sombre sous les chapeaux et les parapluies ruisselants, sous les tentes en papier journal. Garraty souffrait d’une douleur interne sourde, profonde, et il lui semblait que cela irait mieux s’il pouvait crier, mais il ne le pouvait pas, pas plus qu’il ne pouvait réconforter Baker et lui dire que c’était très bien de mourir. C’était peut-être vrai, mais peut-être pas, allez savoir.

— J’espère que ce ne sera pas noir, dit Baker. C’est tout ce que j’espère. S’il y a un… un au-delà, j’espère qu’il n’est pas noir. Et j’espère qu’on peut se souvenir. Ça me ferait horreur d’errer éternellement dans le noir, sans savoir qui je suis ou ce que je fais là, sans même savoir si jamais j’ai été différent.

Garraty voulut répondre mais des coups de feu le firent taire. Les affaires reprenaient. La trêve que Parker avait si bien prédite était terminée. Baker fit une grimace.

— C’est ça que je crains le plus. Ce bruit. Pourquoi est-ce que nous avons fait ça, Garraty ? Nous devions avoir perdu la boule.

— Je crois qu’il n’y avait aucune espèce de raison.

— Nous ne sommes tous que des souris dans une souricière.

La Marche continuait. La pluie tombait. Ils passèrent par des endroits que Garraty connaissait, des cabanes vétustes où personne ne vivait, une petite école abandonnée au profit du nouvel immeuble de Consolidated, des poulaillers, de vieux camions sur des cales, des champs labourés. Il croyait se souvenir de chaque champ, de chaque maison. Tout son corps vibrait maintenant d’impatience. La route lui semblait s’envoler. Ses jambes retrouvaient leur élasticité. Mais peut-être Stebbins avait-il raison. Elle ne serait peut-être pas là. Il fallait l’envisager et s’y préparer, au moins.

Le bruit courut dans les rangs clairsemés qu’un garçon, à l’avant, croyait avoir une crise d’appendicite.

Garraty se serait révolté contre un tel événement un peu plus tôt, mais à présent il ne pensait qu’à Jan et à Freeport. Les aiguilles de sa montre cavalaient comme si elles étaient animées d’une vie démoniaque. Plus que huit kilomètres. Ils étaient entrés dans la banlieue de la ville. Quelque part, devant lui, il y avait sa mère et Jan, déjà installées devant le centre commercial Free Trade, comme promis.

Le ciel s’éclaircit un peu mais resta couvert. La pluie se changeait en un crachin opiniâtre. La chaussée était à présent un miroir, de la glace noire où Garraty croyait presque voir le reflet de sa figure convulsée. Il passa une main sur son front, qui lui parut chaud et fébrile. Jan, ah Jan ! Tu dois savoir que je…

Le garçon qui avait mal au ventre était le 59, Klingerman. Il commença à hurler. Ses cris ne tardèrent pas à devenir monotones. Garraty songea à la Longue Marche qu’il avait vue – à Freeport aussi – et au garçon qui répétait en chantonnant d’une voix monotone : Je ne peux pas, je ne peux pas.

Klingerman, pensa-t-il, ferme ta gueule.

Mais Klingerman continuait de marcher et continuait de hurler, les mains croisées sur son côté et les aiguilles de la montre de Garraty continuaient de galoper. Il était 8 h 15, maintenant. Tu seras là, Jan, dis ? Mais oui. D’accord. Je ne sais plus ce que tu signifies mais je sais que je suis encore en vie et que j’ai besoin que tu sois là, pour me faire signe, un signe. Mais sois là. Sois là.

8 h 30.

— Est-ce qu’on s’en rapproche, de ce foutu patelin ? cria Parker.

— Qu’est-ce que ça peut te foutre ? ricana McVries. T’as sûrement pas de fille qui t’attend.

— J’ai des filles partout, pauvre con, riposta Parker. Elles jettent un coup d’œil à ma gueule et mouillent leur slip !

La gueule dont il parlait était maintenant blafarde, hagarde, l’ombre de ce qu’elle avait été.

8 h 45.

— Mollo, mon vieux, dit McVries quand Garraty le rattrapa et voulut le doubler. Gardes-en un peu pour cette nuit.

— Je ne peux pas. Stebbins dit qu’elle ne sera pas là. Qu’ils n’auront pas un agent de libre pour l’aider à passer. Il faut que je sache. Il faut…

— Mollo, du calme, c’est tout ce que je peux te dire. Stebbins ferait boire à sa mère un cocktail de mort-aux-rats si ça pouvait le faire gagner. Ne l’écoute pas. Elle sera là. Parce que, d’abord, ça fait une pub formidable.

— Mais…

— Y a pas de mais. Ralentis et ne crève pas.

— Tu sais où tu peux te les fourrer, tes platitudes à la con ? glapit Garraty et puis il s’humecta les lèvres et porta une main tremblante à sa joue. Je… Excuse-moi. Je n’aurais pas dû dire ça. Et Stebbins a dit aussi que, d’abord, je ne voulais voir que ma mère.

— Tu ne veux pas la voir ?

— Mais si, bien sûr ! Qu’est-ce que tu crois que… Non… si… ah, je ne sais pas ! J’avais un copain, dans le temps. Et lui et moi on… nous… nous nous sommes mis à poil et… et elle… elle…

— Garraty !

McVries le prit par l’épaule. Klingerman hurlait de plus en plus fort. Quelqu’un, à l’avant, lui demanda s’il voulait de l’Alka-Seltzer. Ce bon mot provoqua un éclat de rire général.

— Tu es en train de craquer, Garraty. Calme-toi. Ne fous pas tout en l’air.

— Fous-moi la paix ! glapit Garraty ; il se fourra un poing dans la bouche et le mordit puis, au bout d’une seconde, il dit plus posément : Laisse-moi, tu veux ?

— Bon, bon, d’accord.

McVries s’éloigna. Garraty voulut le rappeler mais ne put s’y résoudre.

Et alors, pour la quatrième fois, il fut 9 heures du matin. Les vingt-quatre restants tournèrent à gauche et surplombèrent la foule en défilant sur le pont de l’Autoroute 295 pour entrer dans la ville de Freeport. Devant eux, il y avait le Dairy Joy, où Jan et lui passaient parfois, après le cinéma. Ils tournèrent à droite et rejoignirent l’U.S. 1, que quelqu’un avait appelée la grande autoroute. Grande ou petite, c’était la dernière. Les aiguilles de la montre de Garraty semblaient vouloir lui sauter dessus. Le centre de la ville n’était pas loin. Il apercevait Woolman’s sur la droite, un gros bâtiment carré et laid qui se cachait derrière une fausse façade. Les confettis et les bouts de papier reprenaient leur sarabande. La pluie les rendait mous et collants. La foule s’agglutinait. Quelqu’un brancha la sirène d’incendie et ses ululements sinistres se mêlèrent aux cris de Klingerman. La sirène d’incendie de Freeport et lui chantaient un duo de cauchemar.

La tension courait dans les veines de Garraty. Il entendait son cœur battre, tantôt dans son ventre, tantôt dans sa gorge, tantôt entre ses yeux. Deux cents mètres. Ils glapissaient encore son nom (RAY-RAY-RAY – JUSQU’AU BOUT !) mais il n’avait pas encore vu de figure de connaissance dans la foule.

Il se glissa vers la droite jusqu’à ce que les mains crochues de Foule soient à quelques centimètres de lui ; un long bras musclé arriva même à pincer l’étoffe de sa chemise et il fit un bond en arrière comme s’il avait failli être attiré dans un engrenage. Et les soldats pointaient leurs fusils sur lui, prêts à tirer si jamais il essayait de disparaître dans cette marée humaine. Plus que cent mètres. Il voyait l’énorme enseigne marron de Woolman’s mais aucune trace de sa mère ou de Jan. Dieu, mon Dieu, mon Dieu, Stebbins avait raison… et même si elles étaient là, comment allait-il les voir dans cette masse grouillante ?

Un gémissement de détresse lui échappa. Il trébucha et manqua de tomber en s’emmêlant les pieds. Stebbins avait eu raison. Il voulait s’arrêter là, ne pas aller plus loin. La déception, le sentiment de perte l’accablaient trop. À quoi bon ? À quoi bon, maintenant ?

La sirène d’incendie hurlait, la foule criait, Klingerman glapissait, la pluie tombait et sa propre âme torturée vacillait dans sa tête et battait les murs.

Je ne peux pas continuer, je ne peux pas, peux pas, peux pas. Mais ses pieds avançaient obstinément. Où suis-je ? Jan ? Jan ?… Jan !

Il la vit. Elle agitait le foulard de soie bleue qu’il lui avait offert pour son anniversaire et la pluie scintillait dans ses cheveux comme des pierres précieuses. Sa mère était à côté d’elle, avec son simple manteau noir. Elles étaient serrées l’une contre l’autre par la foule, bousculées d’un côté, de l’autre. Par-dessus l’épaule de Jan, une caméra de télévision avançait son groin stupide.

Il eut l’impression qu’un grand abcès, quelque part dans son corps, venait de crever. L’infection ruissela de lui en une marée verte. Il se mit à courir tant bien que mal, les pieds en dedans. Ses chaussettes en loques claquaient sur ses pieds enflés.

— Jan ! Jan !

Il s’entendait penser mais ne savait si les mots sortaient de sa bouche. La caméra télé le suivit avec enthousiasme. Le vacarme était inimaginable. Il vit les lèvres de Jan former son nom et il ne put se retenir de lui tendre les mains, il le fallait…

Un bras l’arrêta net. C’était McVries. Un soldat leur donna à tous deux un premier avertissement au mégaphone.

— Pas dans la foule !

McVries avait la bouche contre l’oreille de Garraty et il hurlait. Un élancement douloureux transperça le crâne de Garraty.

— Lâche-moi !

— Je ne te laisserai pas te tuer, Ray !

— Lâche-moi, nom de Dieu !

— Tu veux mourir dans ses bras ? C’est ça ?

Le temps s’enfuyait. Elle pleurait. Il voyait les larmes sur ses joues. Il se dégagea de l’étreinte de McVries et voulut encore se précipiter vers elle. Il sentait monter à sa gorge des sanglots durs, secs. Il avait envie de dormir. Il trouverait le sommeil dans ses bras. Il l’aimait.

Ray, je t’aime.

Il lisait les mots sur ses lèvres.

McVries était toujours à côté de lui. La caméra de télévision ne les lâchait pas. Et maintenant, du coin de l’œil, il aperçut sa classe du lycée, les copains qui déroulaient une immense banderole avec sa photo dessus, sa photo de l’annuaire du lycée, agrandie à la taille de Godzilla, et elle lui souriait largement alors qu’il pleurait et se débattait pour atteindre Jan.

— Deuxième avertissement, rugit le haut-parleur avec la voix de Dieu.

Jan…

Elle lui tendit les bras. Leurs mains s’effleurèrent. Sa main fraîche. Ses larmes…

Sa mère, les mains tendues…

Il les saisit. Dans une main celle de Jan, dans l’autre celle de sa mère. Il les toucha. C’était fini. C’était fini, jusqu’à ce que le bras de McVries revienne autour de ses épaules, cruel McVries.

— Lâche-moi ! Lâche-moi !

— Mon vieux, tu dois vraiment la détester, brailla McVries à son oreille. Qu’est-ce que tu veux ? Mourir en sachant qu’elles seront toutes deux éclaboussées de ton sang ? C’est ça que tu veux ? Enfin quoi, pour l’amour du ciel, viens !

Il se débattit mais McVries était fort. Et McVries avait peut-être même raison. Il regarda Jan, qui ouvrait maintenant de grands yeux alarmés. Sa mère faisait des gestes pour le chasser. Et les lèvres de Jan formaient des mots qu’il lisait comme une malédiction : Va ! Va ! Va !

Bien sûr qu’il devait continuer, pensa-t-il non sans apathie. Il était le Champion du Maine. Et à cette seconde, il la détesta, alors que pourtant si elle avait fait quelque chose, ce n’était rien que de s’être laissé attraper – elle et sa mère – dans le piège qu’il s’était tendu à lui-même.

Troisième avertissement, pour lui et pour McVries, grondant majestueusement comme le tonnerre ; la foule se calma imperceptiblement et continua de regarder avec avidité. Il y avait maintenant de la panique dans les yeux de sa mère et de Jan. Sa mère porta vivement les mains à sa figure et il pensa à celles de Barkovitch volant comme des colombes effrayées pour arracher sa propre chair.

— Si tu dois le faire, attends d’avoir tourné le coin, foutu minable ! cria McVries.

Il se mit à geindre. McVries l’avait encore battu. McVries était très fort.

— D’accord, dit-il sans savoir si McVries l’entendait. D’accord, d’accord, je marche, lâche-moi avant de me fracturer la clavicule !

Il sanglota, hoqueta, s’essuya le nez.

McVries le lâcha avec méfiance, se tenant prêt à l’empoigner de nouveau.

À retardement, Garraty se retourna mais elles étaient presque noyées dans la foule. Il se dit que jamais il n’oublierait cette panique dans leurs yeux, ce sentiment de confiance et de certitude brutalement arraché. Il n’aperçut rien qu’un bout de soie bleue.

Il se retourna vers l’avant, sans regarder McVries, et ses pieds traîtres, mal assurés, l’emmenèrent hors de la ville avec les autres.